- SABBATAI TSEVI ET SABBATAÏSME
- SABBATAI TSEVI ET SABBATAÏSMELe mouvement messianique qui s’est manifesté au XVIIe siècle autour du nom de Sabbatai Tsevi est le plus important qu’ait connu le judaïsme depuis la destruction du Temple de Jérusalem et la révolte de Bar Kokhba. C’est d’ailleurs pratiquement le seul qui ait eu cette ampleur universelle. Un événement si grave a eu forcément un retentissement profond sur l’idée que le judaïsme se fait de la venue du messie. L’ébranlement qui en résulta gagna toutes les communautés et secoua toutes les couches sociales de la population juive.Une telle crise n’a pu se produire que par la conjonction de facteurs externes et de causes internes. Pour les premiers, Gershom Scholem, qui a consacré une partie de sa vie à rassembler des documents relatifs à la doctrine de Sabbatai Tsevi et de ses disciples, voit dans leur expulsion d’Espagne en 1492 l’événement qui a suscité chez les juifs une interrogation nouvelle et radicale sur leur destinée et sur leur avenir. L’instabilité chronique de leurs communautés s’était accrue à l’occasion des massacres perpétrés en 1648 en Russie et en Pologne par l’ataman Bogdan Chmielnicki lors de la révolte des Cosaques contre le pouvoir polonais. Quant aux raisons internes de la crise, elles s’enracinent dans le développement intense de la mystique juive à la suite des idées propagées par les milieux imprégnés de la Kabbale d’Isaac Louria (1534-1572) de Safed. Ce courant religieux se fonde sur l’expérience de l’exil d’Israël parmi les nations; l’exil est élevé au rang de catégorie métaphysique: il est l’image de l’inaccomplissement de la condition humaine dès la création. La sensation de l’exil provoquait une conscience vive de la présence divine (shekina ) et la rédemption était perçue comme devant se manifester sans tarder dans le monde présent.Différents cercles de mystiques initiés à la Kabbale des lettres avaient même annoncé depuis quelque temps les événements libérateurs espérés pour les années 1648 et 1666. Le nombre 666 – celui de Néron César en hébreu – mentionné dans l’Apocalypse (XIII, 18) et par le millénarisme juif des écrits intertestamentaires servira aussi de référence ultérieure, bien qu’il n’ait joué aucun rôle, semble-t-il, au début du mouvement. C’est, de fait, en 1665 à Gaza, que Nathan Ashkenazi, dit Nathan de Gaza, proclama officiellement Sabbatai Tsevi comme le messie attendu en appliquant à sa personne les titres et les critères élaborés par certains des disciples d’Isaac Louria.Sabbatai Tsevi et Nathan de GazaLa figure personnelle de Sabbatai Tsevi n’avait en elle-même rien de particulièrement exaltant; elle est insolite et même plutôt déroutante. Sabbatai est né, dans une famille de riches marchands, à Smyrne, en 1626, un 9 Av, jour anniversaire de la destruction du Temple (à moins que cette donnée n’ait été retouchée pour coïncider avec ce critère talmudique de la naissance du messie à venir), et un jour de sabbat (d’où son nom prédestiné, l’anthroponyme Tsevi signifiant «le cerf», par référence à la terre d’Israël). Présentant, selon Scholem, des symptômes maniaco-dépressifs, il semble avoir été plus profondément affecté que quiconque par la nouvelle des massacres de Chmielnicki; et la tradition veut qu’à cette occasion il ait prononcé explicitement le Nom divin. Grand et bel homme, élégant, doué d’une très belle voix, il réunit dès cette époque un groupe de disciples auxquels il fit part de révélations qu’il avait eues concernant le «mystère de la divinité». Mais, en raison de ses prétentions messianiques, il fut chassé de la ville par son maître, le rabbin de Smyrne. Il accomplit alors, pour accréditer sa mission céleste, des «actes étranges»: ainsi, en 1658, à Salonique, il célébra rituellement ses épousailles avec la T 拏rah, ce qui provoqua encore une fois son expulsion. En 1661, il aurait fait un pas de plus en célébrant dans la même semaine les trois fêtes juives de la Pâque, de la Pentecôte et des Cabanes; au même moment, il proclama la caducité des préceptes de la T 拏rah de Moïse, en invoquant le fait que ceux-ci devaient perdre leur caractère contraignant aux temps messianiques, et il prononça la bénédiction habituelle de la prière du matin (mattir assurim , «qui libère les captifs») en la modifiant de façon à lui faire dire: «qui libère des interdits» (mattir issurim ). En 1662, il s’établit discrètement à Jérusalem.Arrivé au Caire en 1663, comme envoyé de la communauté de Jérusalem, il y fut bien reçu par le chef renommé de la communauté juive cairote, Raphaël Joseph Chelebi. Sur une illumination, il épousa une jeune fille, Sarah, rescapée des massacres de Podolie, et de réputation douteuse, semble-t-il – imitant explicitement par là le geste du prophète Osée. Cette union serait restée platonique. C’est alors que se produisit, en avril 1665, la rencontre décisive avec Nathan de Gaza. Ayant appris que ce dernier, médecin et kabbaliste, avait le pouvoir de révéler à chacun «le secret de la racine de son âme» et de lui procurer une combinaison magique de lettres en vue de son tikkun («rédemption», «réparation» ou «accomplissement personnel»), Sabbatai alla le consulter. Nathan de Gaza lui «révéla» son âme en la situant dans le schéma kabbalistique de la création du monde, puis l’accompagna sur les lieux saints de Hébron et de Jérusalem, où il le salua comme le messie, dans la nuit de la Pentecôte 1665. Rentré à Gaza, Sabbatai fut accueilli solennellement par le rabbin et désigna ses disciples. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre.Nathan de Gaza décréta un jeûne de repentance afin de préparer les jours du messie et il remplaça le jour d’affliction du 17 Tammuz par un jour de joie. Des lettres furent adressées à toutes les communautés juives, avec cette clause étonnante que, vu les circonstances, le messie n’avait pas à attester sa mission par l’accomplissement de miracles et qu’Israël devait être capable de le reconnaître et de l’accueillir sans preuves manifestes. Il devait être reçu dans la foi pure, comme il en fut, selon la tradition, pour les dix tribus perdues d’Israël revenant à Jérusalem dans une marche puissante et miraculeuse à la fin de leur dispersion. Des cortèges chantants et armés commencèrent de se former un peu partout, vers des foyers de rassemblement situés à La Mecque, au Sahara, en Perse et en Europe. Pendant ce temps, Nathan de Gaza s’empressa de consigner par écrit la théorie mystique du mouvement messianique. Il la diffusa sous la forme d’une longue lettre au chef de la communauté d’Égypte: les prières (kavvanot ) d’Isaac Louria, maintenant accomplies, étaient déclarées dépassées, parce que la structure de l’univers était modifiée par l’apparition du messie: les étincelles de sainteté jaillies de l’âme primitive d’Adam et dispersées dans la création n’étant plus au pouvoir des «coquilles» (kelippot , «puissances mauvaises»), le mal est devenu impuissant et la rédemption est en marche.Sabbatai Tsevi était déclaré en mesure de «justifier» les actes de tous les hommes, même des plus grands pécheurs, et même de Jésus, et il allait se rendre prochainement à Constantinople pour y revêtir, en 1666, la couronne royale; le sultan ne pourrait que le reconnaître et, au nom de tout l’Islam, s’incliner devant lui. Alors Sabbatai franchirait bientôt le fleuve Sambatyon qui garde les limites du paradis, où il épouserait Rébecca, une jeune fille de treize ans, fille de Moïse ressuscité. D’ici là, un temps de grande tribulation, dit des souffrances de l’enfantement du messie, se produirait, sauf à Gaza, centre des annonces de paix et de libération messianiques. Une liturgie nouvelle fut d’ores et déjà promulguée.L’apostasie du messiePrécédé par sa propre réputation, revêtu d’habits royaux, Sabbatai Tsevi entreprit un voyage à Alep et à Smyrne avant de se rendre à Constantinople. Sa troupe jeûnait, chantait dans les synagogues, lui-même mêlant à la grâce de son chant l’accomplissement messianique d’«actes étranges», comme de prononcer le Nom divin, de manger non kasher, de proférer certaines paroles ou d’adopter des attitudes déroutantes. Le peuple qui assistait à ces événements se partagea entre «croyants» (maaminim ) et infidèles (kofrim ). De nombreuses personnalités se rallièrent au mouvement. La conversion des rabbins initialement hostiles de Smyrne engendra une telle agitation que le pouvoir turc jugea nécessaire d’intercepter Sabbatai Tsevi au cours de sa traversée en direction de Constantinople. Le grand vizir, cependant, temporisa et, soit pour le contraindre, soit pour le protéger, l’interna à la forteresse de Gallipoli le 19 avril 1666, veille de la Pâque. Sabbatai Tsevi célébra cette fête en accomplissant le sacrifice pascal selon le rituel de l’époque du Temple et en invitant ses compagnons à consommer l’agneau pascal comme une «nourriture interdite» avec la bénédiction «qui libère des interdits». Le lieu de sa détention reçut le nom de Migdal Oz (la «Tour du courage») par référence avec le livre des Proverbes (XVIII, 10).Le temps des souffrances annoncé parut arrivé et la ferveur des disciples était soutenue par les missives envoyées de Palestine par Nathan de Gaza. Il n’y eut guère alors que deux rabbins à s’opposer au mouvement, Rabbi Joseph Halevy, de Livourne, et Rabbi Jacob Sasportas, rabbin marocain en séjour à Hambourg. Celui-ci, qui sera par la suite le grand contestataire, aurait même eu réellement, selon Gershom Scholem, un moment d’hésitation. Les juifs du monde entier jeûnaient, se pressaient aux bains rituels, organisaient des processions, tandis que le prisonnier adressait des messages au peuple d’Israël, signés de l’«amant de la T 拏rah» ou du «fils premier-né de Dieu».Un tribunal rabbinique, composé des quatre rabbins principaux de Constantinople, Jérusalem, Safed et Hébron, siégea sans prendre de décision. Des autorités rabbiniques commencèrent à venir du monde entier rendre visite à Sabbatai Tsevi. Le dénouement vint d’où on ne l’attendait pas. Bien que Sabbatai eût affirmé que le messie fils de Joseph, dont la venue doit précéder celle du messie fils de David, s’était manifesté en 1648 lors des massacres de Chmielnicki, un débat s’était ouvert en Pologne à ce sujet. Un kabbaliste de Lvov, Nehemiah Ha-Cohen, se présenta en septembre 1666 à Sabbatai Tsevi comme étant ce «messie fils de Joseph». Mais le messie fils de David, dans sa prison, ne reconnut pas en son visiteur le messie fils de Joseph dont il avait parlé. L’entrevue fut terrible. Nehemiah dénonça Sabbatai devant ses gardiens turcs comme faux messie et l’accusa de conduites immorales. Puis il se rendit aux gardes en déclarant vouloir se faire musulman. Les deux détenus furent transférés à Andrinople, où Kasim Pasha, haut fonctionnaire ottoman et futur gendre du sultan Mehmed IV, prit l’affaire en main, avec l’aide d’un juif apostat, médecin du sultan. Il mit Sabbatai Tsevi devant le choix de ceindre le turban ou de mourir. Sabbatai Tsevi décida de se faire musulman, prit le nom d’Aziz Mehmed Effendi, fut libéré et nommé «gardien du palais» avec une pension royale, le 15 septembre 1666. Ses compagnons et son épouse le suivirent dans sa conversion.La nouvelle de l’apostasie du messie créa dans le monde juif le choc le plus inouï qu’on puisse imaginer en pleine crise de ferveur messianique. Beaucoup refusèrent d’abord d’y croire. Mais quand les informations succédèrent à la rumeur et qu’il fallut se résoudre à admettre le fait, les autorités durent faire face à un cruel dilemme. Il fallut beaucoup de temps pour qu’une partie des rabbins en vinssent à conclure qu’ils avaient été sous l’emprise d’une illusion. La majorité ne pouvait renoncer aussi brutalement à ce qui leur était apparu comme un événement d’une importance et d’une signification exceptionnelles. Le rôle du prophète du mouvement, Nathan de Gaza, fut alors décisif. Il déclara d’abord que l’apostasie du messie était un profond mystère dont le sens ne pourrait apparaître qu’avec le temps. Il se rendit ensuite à Smyrne pour raffermir les fidèles, puis, en mars et avril 1667, auprès de Sabbatai Tsevi.L’argumentation de Nathan de Gaza était la suivante: l’apostasie du messie était la conséquence fatale et normale de sa mission; le rôle du peuple juif est de recueillir les étincelles de sainteté des âmes dispersées dans le monde; mais certaines âmes sont dans une telle perdition que seul le messie est capable de les racheter. À cette fin, celui-ci doit s’infiltrer comme un espion dans le camp ennemi: c’est là le sens des «actes étranges» de Sabbatai Tsevi dans sa vie terrestre, dont le point culminant aura été l’apostasie. Ces actes le conduisent jusqu’à devoir apparaître comme un traître à son peuple et à en porter la honte. Mais sa gloire est en réalité dans sa chute, du moins pour ceux qui peuvent le comprendre (Nathan de Gaza, Drush ha-tenninim ). Car son apostasie nécessaire n’est qu’une apparence. Selon Nathan, seule une exégèse naïve de la Bible ignore cet aspect paradoxal du messie; le recours à une herméneutique plus attentive, en particulier aux commentaires des «épisodes scabreux» (aggadot shel dofi ) de l’Écriture, révèle au contraire l’existence de toute une typologie des chutes, qui sont des jalons de l’attente messianique. Nathan de Gaza, après avoir éclairé Sabbatai Tsevi lui-même sur ce point, fut envoyé par lui à Rome afin d’y provoquer la chute des autorités chrétiennes, qui devait nécessairement accompagner la sienne. Nathan fut mal reçu par les communautés juives de Venise et de Rome, et cette mission resta sans effet. Lui-même, d’ailleurs, ne se fit pas musulman.Le mouvement sabbataïste fut alors composé à la fois de juifs qui avaient suivi le messie dans son apostasie (environ deux cents familles) et de juifs demeurant au sein du judaïsme. Sabbatai Tsevi continua d’écrire aux uns et aux autres. Quand la situation prit ce tour complexe, le grand vizir arrêta Sabbatai Tsevi et l’exila à Dulcign (Albanie) en janvier 1673. Celui-ci eut de nouvelles illuminations et, après avoir divorcé, épousa la fille d’un rabbin sabbataïste de Salonique, qui lui donna un fils. Il semble avoir oscillé pendant quelque temps entre son état de musulman et un retour au judaïsme.L’interprétation de la crise sabbataïsteIl convient de se demander si Sabbatai Tsevi avait une conscience de son caractère messianique identique à celle que lui attribuait Nathan de Gaza et qui devait être reprise par le mouvement sabbataïste ultérieur. La doctrine, en effet, allait se radicaliser. Selon Gershom Scholem, Sabbatai Tsevi n’eut jamais les capacités intellectuelles de son prophète, même si ses disciples, après sa mort, se réclamèrent de ses rares écrits. Il s’éteignit soudainement âgé de cinquante ans, un jour de Kippour, le 17 septembre 1676, et sa disparition fut considérée comme son occultation messianique suprême, son élévation dans les hauteurs surnaturelles. Un de ses disciples, Israël Hazzan de Kastoria, recueillit en forme d’homélies le témoignage du groupe qui vécut autour de lui à Rovign pendant ses dernières années. Nathan de Gaza mourut peu après Sabbatai Tsevi, le 11 janvier 1680.Sur la base de ces événements, qui furent considérés par la communauté juive officielle comme tragiques et qui furent ensuite délibérément occultés, s’est bâtie une doctrine sabbataïste, comportant des courants divers et plus ou moins radicaux et revêtant une nature secrète. Sa portée profonde, mais subversive à de nombreux égards pour l’institution juive, apparaît de nos jours.La doctrine mystique du messianisme de Nathan de Gaza avait trouvé sa source dans la conception lourianique de la création. Selon la Kabbale d’Isaac Louria, le tout premier acte de Dieu conduisant à la création de notre univers s’est produit dans une lumière primordiale sans crépuscule, celle-ci étant antérieure à toute matérialisation ou émanation créatrice. Elle est une pure intuition lumineuse et constitue la condition permettant qu’une pensée puisse jaillir dans l’espace. Seule l’apparition de cet espace primordial (tehiru ) donne naissance aux structures de la création. Mais la lumière primordiale s’est alors aussitôt retirée, laissant au sein de l’espace une lumière obscurcie, vide de toute pensée et qui, telle une force de «décréation», n’a plus qu’un rôle destructeur. Cette lumière obscure, retenue dans les âmes réduites à l’état de «coquilles» (kelippot ), n’est pas le mal ; elle attend d’être libérée; mais elle donne un semblant d’existence au mal et lui confère une grande force de séduction, car elle projette dans la création un ébranlement dialectique qui a son origine dans l’être divin, ou infini (Ein Sof ).Pour cette Kabbale lourianique, telle du moins qu’elle semble avoir été diffusée dans les milieux qui ont inspiré les cercles sabbataïstes, quand la lumière intellectuelle pénètre l’espace primordial, elle n’en éclaire que la sphère supérieure; elle n’atteint pas les profondeurs de l’abîme ainsi apparu. Il faut, pour qu’elle y parvienne, une réparation (tikkun ), qui est l’œuvre d’Israël, et nommément du messie, lequel a pour mission d’atteindre les coquilles démoniaques par le moyen des serpents (tanninim ) qui habitent le grand abîme. Mais l’âme du messie ne sort pas indemme de cette tâche; car elle est, depuis l’origine du monde, obnubilée par la sphère des coquilles qu’elle doit sauver. Le messie, à la fois pour conquérir et pour échapper à leur domination, doit d’abord s’y soumettre; et c’est ce qui explique, selon Nathan de Gaza, ses «actes étranges», son apostasie et sa subversion de la loi mosaïque. Il est l’antitype de la vache rousse (Nombres, XIX), qui l’annonçait en ce sens que déjà elle purifiait ce qui est impur et rendait impur ce qui est pur. Il est appelé aussi le «saint serpent» qui remet droit ce que le serpent de la Genèse a dévoyé (en hébreu mashiah , «messie», a la même valeur numérique que nahash , «serpent»). Il n’échappe pas à cette loi que tout être est partagé dans son existence entre les deux domaines du mal et du bien. Mais seul le messie fait face au risque intégral et se tient comme tel en présence de Dieu, l’Ein Sof. On obtient ainsi une explication de la chute ainsi que du rôle rédempteur du messie.Quoi qu’il en soit de ces profondes interprétations mystiques, la mort du messie provoqua un grand trouble dans les cercles sabbataïstes. Certains, dont le propre frère de Sabbatai Tsevi, Elie, revinrent simplement au judaïsme officiel. Mais l’adhésion maintenue et continue à la doctrine supposait aussi une organisation du mouvement. Celle-ci fut réalisée de Smyrne au Maroc et de Livourne à la Pologne sous l’influence de différents inspirateurs, qui invoquaient des voix célestes (maggidim ), rédigeaient en secret leurs ouvrages et se les communiquaient. Il y aura, de fait, un sabbataïsme extrême, qui restera longtemps attaché à la personne et à l’œuvre salvatrice de Sabbatai Tsevi, et un sabbataïsme modéré, qui en retiendra plutôt les leçons spirituelles. Le premier continua de chercher l’origine de l’aventure messianique de Sabbatai Tsevi dans les «mystères de la divinité». Le second voulut concilier sa foi avec l’observance juive. De ce fait, l’effet de la crise sabbataïste sur les communautés fut de longue portée, contribuant, selon l’expression de Gershom Scholem, à «remodeler le monde intérieur du judaïsme». Le sentiment de liberté individuelle qui en résulta aboutit à ébranler les assises d’un judaïsme rabbinique préoccupé surtout de définir les modalités concrètes de l’observance de la loi. Un ouvrage comme celui d’une sommité rabbinique de Prague, Jonathan Eybeschütz, le Livre du Nom éternel , révèle les abîmes qui se cachent, depuis l’époque du sabbataïsme, au cœur de l’interprétation du judaïsme par ce dernier: les uns voient dans ce mouvement une source de renaissance spirituelle (et l’on peut expliquer à partir de lui, comme l’a fait G. Scholem, l’efflorescence du hassidisme), tandis qu’il est une cause de dégradation aux yeux de certains autres. Parmi les radicaux, on peut mentionner la personnalité sombre d’un Jacob Frank, ainsi que celles de quelques activistes de la Révolution française, tout à fait déjudaïsés, comme le frankiste Moïse Dobruschka.Les sabbataïstes modérés, revenus au sein des communautés, tenaient que l’apostasie du messie avait constitué un événement radical, unique, éclairant, mais non imitable. Le messie avait dû accomplir des «actes étranges», mais au nom d’une sainteté propre, inaccessible. Il avait contribué à éclairer l’existence juive, mais il ne fallait pas l’imiter. Le caractère d’incertitude de cette tendance conduisit à mettre en valeur la cohérence du sabbataïsme radical et à le renforcer. Ce dernier affronte, en effet, plus sérieusement le problème du péché ; il met au centre de ses réflexions la «chute du saint» (idée qui se retrouvera dans la doctrine hassidique de la «chute du tsaddiq »), ainsi que la théorie de la subversion, ou plutôt de la transvaluation, des valeurs (qui imprégnera aussi le hassidisme). Tout acte apparaît désormais avoir une face apparente et une face cachée; il devient impossible d’en juger; il faut même affirmer la fausseté de ce qui est explicite. Ce qui était sacré apparaît profane et le profane devient sacré. Les actes signifiants les plus importants de la vie juive en exil ne sont plus les préceptes (mitzvot ), qui n’ont leur réalisation intégrale que sur la terre d’Israël, mais leurs transgressions, qui sont d’expérience courante. La violation de la T 拏rah devient alors la voie de son accomplissement; il apparaît même que la T 拏rah est mise en relief davantage par son reniement que par son observance. Modifiant une idée déjà discutée dans le Talmud, le sabbataïsme en vient à affirmer la doctrine anomiste selon laquelle «l’accomplissement du précepte advient par sa transgression». Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille délibérément chercher la transgression de la T 拏rah, mais cela signifie néanmoins que l’homme saint est, à quelque titre, au-dessus de l’acte du péché et que, par conséquent, il peut accomplir ce que l’Esprit lui dicte sans être soumis aux normes juridiques, voire religieuses, de la société qui l’entoure. Il est de son devoir de prendre ses distances à l’égard de certains comportements ordinaires en ayant recours à des principes plus élevés qui lui sont révélés et qui font progresser les perceptions de la communauté religieuse, au cours de son histoire, dans la ligne des événements attendus de la rédemption.Le sabbataïsme a contribué ainsi à développer un spiritualisme qui avait eu des précédents dans les cercles de la Kabbale. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait trouvé des adeptes secrets parmi eux. Ce fut sans doute le cas de Moïse David Luzzatto, dont certains ouvrages trouvèrent un large écho en Pologne à partir de 1727, ainsi que de Jacob Koppel Lifshitz, dont le livre Les Portes du paradis parut en Volhynie, précédé pourtant d’une préface dénonçant véhémentement l’hérésie sabbataïste. Il faut mentionner aussi à ce sujet l’ouvrage intitulé Hemdat Yamim , publié à Smyrne en 1731 et qui, commentant tout le rituel juif du point de vue de la Kabbale d’Isaac Louria, n’est pas exempt d’un ascétisme sabbataïste inconscient. Par ailleurs, le mouvement hassidique ayant fleuri dans les régions touchées par les cercles sabbataïstes qu’il voulait évincer, Gershom Scholem a montré que la «neutralisation du messianisme» qui le caractérise a abouti à transférer dans la vie quotidienne l’attente de celui-ci, ce qui témoigne de la rémanence de certains thèmes sabbataïstes dans l’esprit de ses fondateurs.En définitive, par l’ébranlement qu’elle a suscité, par les discernements auxquels ont été contraints ceux-là même qui y avaient adhéré, par les types de réflexion qu’elle a développés jusque dans les milieux populaires, la crise sabbataïste a préparé la mutation des mentalités du monde juif dans son passage à la modernité. Elle a accru le sentiment de la différence du juif parmi les non-juifs. Elle a contribué à ramener le retour des espérances messianiques dans l’histoire par la méditation sur l’expérience vive de l’exil. Elle a obligé enfin les juifs, qu’ils soient religieux ou laïcs, mystiques ou sécularisés, à revenir aux sources de la pensée juive.
Encyclopédie Universelle. 2012.